La dissolution sous la cinquieme

 

   Cet article a été publié par "Les petites affiches " le 2 juillet 1997 dans son numéro 79 pages ( 5 à 9)

           

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            Le 21 avril dernier, le Président de la République annonçait aux Français qu'il avait "décidé de dissoudre l'Assemblée nationale". C'est la cinquième dissolution depuis 1958. Les deux premières furent décidées par le Général de Gaulle en 1962 et en 1968, les deux suivantes par François Mitterrand en 1981 et en 1988. [1]

 

            L'article 12 de la Constitution  de 1958  prévoit et organise le droit de dissolution. Il appartient au Président de la République qui l'exerce sans conditions et sans contreseing sauf durant trois périodes : pendant l'année suivant les élections provoquées, mais aussi pendant l'intérim présidentiel, enfin pendant la durée d'utilisation de l'article 16. On le voit, désormais, ce droit est d'un usage extrêmement facile, d'autant que seule la consultation du Premier ministre, du Président de l'Assemblée nationale ainsi que du Président du Sénat est exigée. [2]

 

            Par ce caractère discrétionnaire la dissolution de la Ve est assez proche de celle de la Restauration et de la Monarchie de Juillet [3] , mais tranche avec celles prévues par les  constitutions des IIIe et  IVe. Sous ces républiques, en effet elle était assortie de conditions qui en rendait l'usage particulièrement difficile. L'article 5 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 reconnaissait au Président de la République le droit de la prononcer après avoir obtenu l'accord du Sénat [4] . Une seule dissolution fut prononcée, le 25 juin 1877, par Mac Mahon. Présentée comme un coup d'Etat contre la République, elle fut la seule de toute la IIIe. L'article 51 de la  Constitution du 26 octobre 1946 [5] reprenait la tradition, après son abandon dans le projet de constitution d'avril 1946. Toutefois ce droit était attribué non plus au Président de la République mais au Gouvernement. De plus, son usage n'était possible que dans la mesure où deux crises ministérielles conforme à la  Constitution étaient intervenues dans un délai de dix huit mois. Ces conditions n'ayant été que très rarement réunies, l'image négative prise par la dissolution depuis 1877 subsistant, il n'y eut qu'une seule dissolution, le 2 décembre 1955.

 

            Dans ces deux républiques parlementaires, on n'a pas bien saisi le rôle et la finalité de la dissolution. Ce faisant, on en condamnait l'usage. Droit mal compris - volontairement ou non - la dissolution tombait en désuétude. La Ve République rompt avec cette tradition. S'il en est ainsi, c'est parce que la dissolution est repensée dans sa conception, ce qui permet de la réévaluer au travers d'une pratique importante.            

 

I.     UNE DISSOLUTION REPENSEE DANS SA CONCEPTION

                       

            Sous la Ve République, la dissolution cesse d'être ce qu'elle a été auparavant. On passe d'une dissolution parlementaire [6] à une dissolution présidentielle. Toutefois, le passage n'est pas instantané. Il s'opère par glissements progressifs . 

 

A.                D’une dissolution parlementaire...

 

            La Ve République est un régime parlementaire. C'est du moins ce que prévoyait la loi constitutionnelle du 3 juin 1958. C'est aussi ce que la  Constitution de 1958 laissait apparaître [7] . Dans ces conditions, la dissolution est  un des éléments fondamentaux du régime parlementaire. Ainsi Georges Burdeau affirme-t-il que sans elle "il n'y a pas de parlementarisme véritable" [8] . Elle se caractérise par ses finalités mais aussi par ses modalités.

 

     1.                  Les finalités de la dissolution parlementaire

 

            Traditionnellement, la dissolution sert à équilibrer les pouvoirs mais aussi à résoudre les conflits pouvant survenir entre eux.

 

a)      La fonction d’équilibre

            En permettant à l'exécutif de mettre fin au mandat des députés, la dissolution, garantit son indépendance, elle l'empêche d'être un simple "commis des assemblées" [9] . Ce  moyen d'action de l'exécutif permet d'équilibrer le moyen d'action de l'assemblée : le renversement du Gouvernement. Les deux pouvoirs sont ainsi à égalité : c'est le fameux équilibre de la terreur, puisque chacun risque de voir  son mandat ou sa fonction prendre fin  par la seule volonté de l'autre.

 

            Cette fonction d'équilibre, illustre bien l'un des deux côtés de la dissolution, à savoir, le " renvoi des députés" comme le dit Pierre Avril. [10] Or selon l'auteur, cet aspect est bien présent dans la genèse de l'article 12 de la Constitution "qui s'inspire incontestablement de la volonté de "mater" les députés, responsables de l'instabilité ministérielle". [11] Cette volonté étant surtout celle de Michel Debré qui veut établir un régime parlementaire rénové. Cependant, il ne s'agit là que d'un des côtés de la dissolution. L'autre, c'est le " caractère anticipé des élections" [12] , or ce côté-là renvoie à l'autre fonction de  la dissolution parlementaire .

 

b)          La  fonction de résolution des conflits

            Dans le régime parlementaire, le Gouvernement exerce le pouvoir en accord avec le Parlement. Quand le désaccord apparaît, soit le Cabinet en prend acte et s'en va, soit, il estime qu'il a raison, et il peut user de la dissolution pour faire trancher le litige qui l'oppose à l'assemblée par le peuple. Cette présentation traditionnelle, se fonde sur l'égalité des pouvoirs, c'est à dire sur l'équilibre des deux pouvoirs qui est la grande caractéristique du régime parlementaire classique.

 

            Elle implique toutefois des difficultés dans un régime républicain [13] puisque l'exécutif n'est pas élu par le peuple, or il s'oppose par la dissolution aux représentants du peuple et de plus il interrompt le mandat donné par le peuple. C'est là le vieux thème de la dissolution-coup d'Etat qui surgit. Or, la dissolution n'est rien d'autre que la parole rendue au peuple afin qu'il se prononce. Comme le disait Waldeck-Rousseau, " La faculté de dissolution ...n'est point pour le suffrage universel une menace, mais une sauvegarde. C'est le contrepoids essentiel aux excès du parlementarisme." [14] En somme, la dissolution parce qu'elle permet l'arbitrage du peuple évite le renforcement inconsidéré du Parlement. Or, là encore il semble que ce soit l'un des objectifs recherché par la Constitution de 1958. Le thème du régime parlementaire rénové, cher à Michel Debré, mais aussi celui du régime parlementaire rationalisé développé par les ministres d'Etat, va évidemment dans ce sens. Mais la dissolution parlementaire se caractérise par des modalités qui ne semblent pas avoir été,  toutes, retenues par la Constitution de 1958.  

           

2.                  Les modalités de la dissolution parlementaire

 

                        Deux modalités sont dignes d'intérêt. L'une est relative à l'auteur de la dissolution, l'autre aux conditions dans lesquelles elle peut être prononcée. [LRS1]  

 

a)                 le titulaire du droit de dissolution

            Dans le cadre du régime parlementaire, le droit de dissolution appartient au chef du Gouvernement. C'est la raison pour laquelle on parle souvent de dissolution ministérielle [15] . Le choix de ce titulaire s'inscrit dans la logique du régime parlementaire, puisque c'est le Gouvernement qui peut être renversé, c'est donc lui qui doit pouvoir répondre aux attaques du Parlement. Bien sûr le plus souvent, c'est le chef de l'Etat qui prononce la dissolution. Mais dans ce cas, la décision est demandée par le chef du Gouvernement, c'est le cas en Grande Bretagne, et l'acte juridique la prononçant est contresigné par lui, c'était le cas sous la IIIe, ou encore la décision est adoptée en Conseil des Ministres, c'était le cas sous la IVe. L'intervention du Chef de l'Etat s'explique d'abord historiquement, mais aussi parce qu'il est neutre et cette situation permet de donner  au conflit un tour moins direct.

 

            L'article 12 de la Constitution, rompt avec cette tradition. C'est le Président de la République qui seul, sans proposition préalable, sans contreseing, décide de la dissolution. C' est d'ailleurs ce qui suscita de la part de Guy Mollet, lors de l'élaboration de la Constitution quelques réticences. [16] Mais la dissolution parlementaire se caractérise par d'autres modalités.

 

             

b)                 les conditions de la dissolution

 

            Sur ce point, on ne peut pas dire qu'il y ait un modèle , la dissolution peut en effet, être, soit discrétionnaire, soit conditionnée, soit enfin automatique. Ce dernier cas est relativement rare, Il est retenu pour faire face à des impasses : l'impossibilité de trouver un chef de Gouvernement comme le prévoient les constitutions grecque, suédoise ou espagnole. [17] Plus souvent, la dissolution est conditionnée. C'est notamment le cas dans le régime parlementaire rationalisé où l'on veut par symétrie encadrer la prérogative de l'exécutif après avoir encadré celle du législatif. Les conditions de la dissolution sont alors souvent liées à la survenance de crises gouvernementales comme sous la IVe ou en Allemagne. Ce qui nous ramène aux finalités de ce droit. Enfin la dissolution peut être discrétionnaire, comme en Grande Bretagne. Il est vrai que l'exemple britannique est, d'une part, assez exceptionnel, et que, d'autre part, il témoigne d'une transformation du rôle traditionnel de la dissolution parlementaire.

 

            C'est pourtant cette solution qui a été retenue sous la Ve, bien qu'il ne semble pas que la référence britannique, en tant que telle, ait été mise en avant par les constituants. C'est plutôt la volonté de mettre fin au blocage du droit de dissolution constaté sous les Républiques précédentes qui parait avoir joué en ce domaine un rôle déterminant. D'ailleurs cette solution était, déjà, préconisée en 1956, par le Doyen Vedel, pour sortir de cette situation. [18] Mais le choix qui fut fait en 1958 s'explique plutôt par une nouvelle conception du régime et donc de la dissolution, qui cesse d'être parlementaire pour devenir présidentielle.  

 

 

B.                ... A une dissolution présidentielle

 

            La Constitution de 1958 a mis en place un régime qui est certes parlementaire mais qui subit néanmoins un puissant correctif présidentiel. Aussi, le droit de dissolution est-il transformé : il cesse d'être conçu pleinement comme cet élément essentiel du régime parlementaire pour devenir un instrument d'un type nouveau entre les mains du Président de la République. Ses finalités comme ses modalités en sont affectées.

 

1.                  Les finalités de la dissolution présidentielle

 

            La dissolution telle qu'elle est repensée, poursuit des finalités qui se greffent sur  la conception précédente mais très vite on s'aperçoit qu'une mutation s'opère.

 

a)                 la résolution des conflits fondée sur l’arbitrage

            La finalité qui s'impose à priori, c'est bien sûr la résolution des conflits ou des crises. Toutefois, il ne s'agit pas nécessairement de crise entre le Gouvernement et le Parlement comme dans l'hypothèse classique, mais, de conflits plus généraux qui peuvent mettre en cause le fonctionnement régulier des pouvoirs publiques ou la continuité de l'Etat. C'est donc désormais l'article 5 de la Constitution qui fonde la dissolution. [19] Elle "se rattache à l'exercice de ce pouvoir d'Etat dont nous avons constaté la restauration comme l'un des traits les plus originaux de la  Constitution de 1958". [20]   Plus précisément encore,  elle est l'une des applications de l'arbitrage présidentiel. [21]

 

            Bien sûr ce lien a pu être contesté [22] , mais dans la mesure où la notion d'arbitrage " est cette formule ambiguë destinée à ne point trop effaroucher les nostalgiques du parlementarisme " [23] . On voit comment s'opère le glissement progressif de la conception parlementaire de la dissolution à la conception présidentielle. Mais à l'intérieur même de cette dernière, il est possible de discerner un second glissement : il s'agit cette fois de passer d'une finalité qui peut à la limite paraître se rattacher à la tradition parlementaire, à une toute autre finalité qui elle est radicalement nouvelle.

 

b)                 le soutien populaire fondé sur le rôle prééminent du Président de la République

 

            La pratique plébiscitaire, puis la révision de 1962 vont très vite transformer le régime. De ce fait, l'article 5 sera oublié et la notion d'arbitrage dépassée. Aussi, le Président de la République devient-il le premier responsable d'une politique ratifiée et confirmée par le peuple. Dans ces conditions, la dissolution est pensée autrement, elle devient alors  un moyen pour le Président de la République de solliciter l'expression du soutien populaire. "Elle lui permet de vérifier et éventuellement de consolider la confiance populaire dont le régime fait une condition même du bon fonctionnement des institutions" [24] .

           

             Ainsi, la dissolution devient-elle une procédure proche du référendum, puisqu'il s'agit de faire approuver une politique par le peuple, mais la dissolution se rapproche aussi de la question de confiance car, le Président de la République, ce faisant, demande au peuple de lui manifester sa confiance. Dans ces conditions, la dissolution peut avoir des conséquences importantes pour le Président de la République. Si le peuple ne manifeste pas son soutien mais plutôt sa défiance, le Président doit en tirer les conséquences : il doit démissionner. [25] Juridiquement, rien ne l'oblige à cette décision, mais elle se situe dans la logique d'une telle dissolution. S'il reste malgré tout en place, il sera quand même sanctionné, puisque, ne pouvant dissoudre à nouveau, pendant l'année qui suit les élections, il devra s'accommoder d'une majorité parlementaire hostile et donc aborder une cohabitation particulièrement difficile.   

 

            La transformation des finalités va se traduire par des modalités quelque peu différentes.

 

2.                  Les modalités de la dissolution présidentielle

 

            Bien sûr le titulaire de la dissolution n'est plus le même ainsi que les conditions dans lesquelles elle est prononcée.     

  

a)                 le titulaire de la dissolution

 

            Comme l'indique assez bien son nom, cette dissolution a pour titulaire le Président de la République, et lui seul. C'est là une de ses caractéristiques importante. Par cet aspect, elle se rattache à la dissolution royale qui est à l'origine de la dissolution parlementaire. L'institution est en effet antérieure au régime parlementaire. Elle s'y adaptera progressivement. D'abord,  dans le régime parlementaire dualiste, en restant à peu près ce qu'elle était sous la monarchie limité, c'est à dire, une prérogative personnelle du roi, mais qui dans ce nouveau cadre doit permettre au monarque d'équilibrer la puissance montante du Parlement. Ce n'est qu'ensuite lorsque le régime parlementaire devient moniste, c'est à dire quand s'efface la puissance royale que la dissolution change de titulaire et se transforme en un droit reconnu au Gouvernement.

 

            La Ve a été conçue, on l'a dit, comme un régime parlementaire, mais plutôt, du type dualiste. [26] Dans ces conditions, le nouveau titulaire n'est pas étonnant. Mais très vite la référence parlementaire, même dualiste, va s'effacer pour laisser place à une référence présidentialiste. Ainsi, une fois encore, on voit en quoi la nouvelle conception  de la dissolution dérive de celle, initiale, qualifié de parlementaire.

 

            S'agissant des autres modalités : les conditions , on peut constater à peu près le même phénomène.

 

b)                   les conditions de la dissolution

 

            La dissolution présidentielle est discrétionnaire, comme d'ailleurs la dissolution royale qu'elle reprend sur ce plan également. Mais, on a pu remarquer précédemment que ce caractère  peut faire aussi partie des conditions de la dissolution parlementaire. C'est,  le cas en Grande Bretagne.

 

           

            De toute  évidence, la dissolution a été repensée dans sa conception. Bien sûr, cela ne se fait pas brutalement et dès le début de la Ve, mais plutôt au fur et à mesure que le régime évolue  et se présidentialise. Cette transformation de la conception de l'institution va rejaillir sur sa pratique.

 

 

II.  UNE DISSOLUTION REEVALUE PAR SA pratique

 

 

           Ce passage d’une conception à une autre va permettre de “ débloquer ” le droit de dissolution. Sous la Ve, en effet, la dissolution cesse d'être une simple prérogative prévue par le texte constitutionnel. Elle sera mise en oeuvre : cinq fois contre à peine une sous la IIIe et une sous la IVe. Cette nouvelle pratique va contribuer à la réévaluer, non seulement quantitativement, mais aussi qualitativement.

 

            La pratique  de la dissolution révèle en effet, un passage de la dissolution-résolution des conflits qui est la forme commune aux deux conceptions, à la dissolution-soutien qui est la forme la plus accomplie de la dissolution présidentielle. De plus, il semble que dans ce cadre, elle ne cesse d'évoluer vers une utilisation de plus en plus originale.

 

A.                D’une dissolution résolution des conflits..

.

            La résolution des conflits est une finalité commune  à la dissolution parlementaire et à la dissolution présidentielle. Mais, dans ces deux cadres il ne s'agit pas, des mêmes conflits : de conflits avec le Parlement on passe  à des conflits avec l’opinion, même si cette évolution n’est pas linéaire. 

 

1.                  De conflits avec le parlement à des conflits avec l’opinion

 

            La première dissolution de la Ve peut à certains égards être considérée comme une dissolution classique permettant de résoudre un conflit entre le Gouvernement et l’Assemblée nationale. La dissolution du 9 octobre 1962 répond en effet à la motion de censure votée le 4 octobre. Le Gouvernement étant renversé, dans la plus pure logique du régime parlementaire, le Peuple est sollicité pour trancher le litige qui oppose les deux pouvoirs.

            Mais s’il s’agit bien d’un conflit entre les deux pouvoirs, c’est plus précisément d’un conflit entre l’Assemblée nationale et le Président de la République. C’est en effet ce dernier que la motion de censure vise expressément:  " Considérant que ...le Président de la République viole la Constitution dont il est le garant. " [27] Mais comme le Président n'est pas responsable devant l'Assemblée, celle-ci s'en prend formellement au Gouvernement : " Considérant que le Président de la République n'a pu agir que sur " la proposition " du Gouvernement " [28] . Ainsi, cette dissolution a-t-elle permis de trancher un conflit entre le Président de la République et le Parlement. Sous des dehors de dissolution parlementaire, elle était en réalité une dissolution présidentielle.

           

            La seconde dissolution de la Ve, celle du 30 mai 1968, est également une dissolution-résolution des conflits, mais cette fois-ci le litige oppose le Président de la République au Peuple ou du moins à une partie de celui-ci. C'est pour sortir d'une crise universitaire d'abord, sociale ensuite générale enfin, en d'autres termes d'une crise de régime que de Gaulle va se résoudre à prononcer la dissolution. Dans les deux cas, il y a conflit, mais il n'oppose pas les mêmes protagonistes. Quoi qu'il en soit, le conflit est ouvert, la crise a bien éclaté dans ces deux hypothèses, et c'est pour les surmonter que la dissolution est décidée. Or, dans les dissolutions qui vont suivre, le conflit sera seulement potentiel. 

 

2.                  De conflits ouverts à des conflits à venir

 

            Les deux dissolutions de François Mitterrand [29] sont intervenues dans un contexte identique. Au lendemain de l'élection présidentielle, le Président de la République ne disposant pas à l'Assemblée nationale d'une majorité de députés le soutenant, sera amené à y recourir.

           

            Dans ces deux cas, il n'y a pas de conflit "ouvert" entre le Président de la République et l'Assemblée nationale. C'est d'ailleurs ce que souligne pour le déplorer,  Jacques Chaban-Delmas, Président de l'Assemblée : "Un conflit ouvert entre les deux pouvoirs, exécutif et législatif, eut justifié pleinement l'arbitrage du Président de la République et appelé un avis favorable à la dissolution de l'Assemblée nationale de la part de son président." [30]

           

            Selon lui, le Gouvernement, qui a été nommé la veille, aurait du se présenter devant l'Assemblée pour y exposer son programme afin que celle-ci puisse le rejeter. Dans ce cas il y aurait eu effectivement crise ouverte. C'est d'ailleurs le même raisonnement qu'il tiendra en 1988 pour justifier l'avis défavorable qu'il donnera : "la lettre comme l'esprit de la Constitution seraient respectés, si le nouveau Gouvernement venait se présenter et était renversé par les députés." [31]

           

            Cependant si le conflit n'est pas effectif au moment de la dissolution il est potentiel, il est inscrit dans l'arithmétique électorale ou plutôt il apparaît en termes politiques et non pas institutionnels. C'est d'ailleurs ce que constatera le Président de la République lui même, lorsqu'il s'adressera au français après les élections : " l'opposition à (ma) politique des principaux dirigeants de la majorité d'hier, opposition affichée, proclamée, le soir du 8 mai, interdisait d'espérer, dans un délai raisonnable, la réunion des bonnes volontés utiles au gouvernement du pays, et la France n'avait pas de temps à perdre."

           

            Crise ouverte ou seulement potentielle? On voit que finalement la crise est latente et que dans ces conditions il est préférable d'anticiper son éclatement. Ainsi, on passait, selon l'expression de Jean Gicquel [32] d'une dissolution permettant de réduire les crises à une dissolution permettant de prévenir les crises. La novation n'est pas totale puisque déjà en 1968, le Général de Gaulle avait dit :"de toute façon il fallait dissoudre". Par ces mots le Chef de l'Etat laissait entendre que la dissolution prononcée pour résoudre une crise de régime bien présente devait l'être de toute façon pour éviter une crise parlementaire qui se dessinait en raison de l'érosion de la majorité. C'est pourquoi, le Premier ministre, Georges Pompidou, avait convaincu le Président de la République de renoncer au référendum qu'il avait déjà décidé d'organiser pour résoudre le conflit avec l'opinion et de lui substituer une dissolution qui permettrait, à la fois de réduire une crise, celle que l'on vient d'évoquer, et d'en prévenir une autre, celle avec le Parlement.

           

            Dans la dissolution décidée par Jacques Chirac [33] , le conflit n'est pas non plus apparent, il est latent. Certes il ne s'agit pas d'une crise avec l'Assemblée nationale puisque le Président de la République y dispose d'une confortable majorité, 488 députés sur 577, mais plutôt d'une crise de confiance avec le pays. Depuis l'automne 1995 et l'annonce  par le Président lui-même puis par le Premier ministre d'une politique plus rigoureuse de lutte contre les déficits publics, de nombreux phénomènes de rejet ont été constatés, à commencer bien sûr par le mouvement de grève des mois de novembre et décembre  1995, la grève des camionneurs de novembre 1996 et plus récemment encore, la grève des internes. Dans les sondages les cotes de popularité du Chef de l'Etat et du Chef de Gouvernement ont atteint les niveaux les plus bas jamais constatés. On a donc bien à faire à une crise rampante, et c'est pour résoudre cette crise ou pour prévenir une crise plus grave encore que la dissolution a été utilisée. 

           

            Toutefois, au delà de la résolution d'un conflit, réel et/ou seulement potentiel il s'agissait surtout de faire appel au peuple, on passe ainsi à une dissolution- soutien.

 

B.                ... A une dissolution-soutien

 

            La dissolution  permet au Président de la République de solliciter le soutien du peuple. Ce soutien est demandé pour renforcer sa position. Or celle-ci peut l'être parce que la politique présentée par le Président, voire incarnée par lui est approuvée lors de l'élection qui suit, mais aussi parce qu'il espère disposer ainsi d'un soutien anticipé et donné pour une période nouvelle. En d'autres termes, le soutien à un contenu et il intervient à un moment donné. C'est sur ces deux éléments que joue la dissolution-soutien. On passe ainsi d'une dissolution-question de confiance ou référendum à une dissolution-tactique.

 

1.         De la dissolution-question de confiance ou dissolution-référendum ...

           

            Toutes les dissolutions de la Ve relèvent de cette catégorie. Même si, les apparences sont parfois  trompeuses. Ainsi la dissolution de 1962  est bien, malgré ses aspects de dissolution-résolution des conflits, une dissolution-référendum. D'abord, il faut rappeler qu'elle est provoquée par le référendum du 28 octobre 1962. C'est la motion de censure déposée contre la révision de la  Constitution organisée par le référendum qui va susciter la dissolution. Aussi pour le Général de Gaulle le combat est le même :" En dépit de toutes les habitudes locales et considérations fragmentaires, puissiez-vous confirmer, par la désignation des hommes, le choix qu'en votant "Oui" vous avez fait quant à notre destin" [34] . En somme, c'est la campagne du référendum qui se poursuit ou qui recommence.

 

            En 1968, la situation était encore plus claire à cet égard. Le 24 mai, le Général de Gaulle avait annoncé l'organisation d'un référendum dans lequel il s'engageait personnellement comme à son habitude. En quelque sorte, pour sortir de la crise de mai le chef de l'Etat demandait au peuple français de lui manifester clairement son soutien. Sinon il s'en irait. Mais cette annonce n'a pas eu l'effet escompté. Et Georges Pompidou convaincra le Président de substituer une dissolution à ce référendum. C'est bien la preuve, une fois de plus, qu'il est possible par la dissolution non seulement de faire approuver une politique par le peuple mais par-dessus tout, de lui faire exprimer son attachement, à un homme. C'est bien d'un référendum et d'une question de confiance dont il s'agit.

           

            Ainsi, non seulement, les électeurs, par-dessus la tête des députés vont manifester leur soutien au Président de la République lui-même, mais à travers les députés ils accordent au chef de l'Etat une majorité parlementaire et donc un soutien indirect dont il a absolument besoin pour mettre en oeuvre sa politique. Ce sont ces deux aspects du soutien que manifeste la dissolution. Et c'est notamment ce dernier que recherchera François Mitterrand dans ses deux dissolutions.

 

            Si les deux dissolutions précédentes sont liées à un référendum, les deux suivantes sont, elles, liées à une élection présidentielle. En effet, douze jours après avoir été élu par le peuple aux fonctions de Président de la République, François Mitterrand décide la dissolution de l'Assemblée nationale. En 1988, le délai sera encore plus court : six jours. Comme dans les dissolutions du Général de Gaulle les élections législatives provoquées viennent doubler une consultation électorale majeure qui vient de se dérouler ou qui a failli se dérouler. Il s'agit donc bien de faire se renouveler la manifestation du soutien populaire au Président de la République. Mais bien sûr, l'intérêt principal de l'opération est de faire se manifester le soutien indirect qui passe par une majorité parlementaire.

 

            Dans ces deux dissolutions la situation est en effet la même. Le nouveau Président élu ne dispose pas d'une telle majorité. Le seul moyen d'en obtenir une réside dans la dissolution. Si en 1981 le scénario est connu de longue date, en 1988, le président semble " se laisser imposer une dissolution qu'il ne souhaite pas, mais que l'impossibilité de réunir une majorité rendait indispensable" [35] .Par rapport aux dissolutions précédentes, on remarquera simplement qu'il y a pas de dramatisation. Mais il y a intervention personnelle du Président de la République. Ainsi en 1981, le 9 mai à Montélimar, François Mitterrand demande au pays de lui donner les moyens de mener à bien la politique dont il a, dit-il, commencé la mise en oeuvre. [36] Comme de Gaulle en 1962 il demande aux Français de confirmer leur choix exprimé peu de temps auparavant et dans une consultation différente.

           

            Il s'agit donc bien d'une question de confiance posée par le Président de la République au peuple français, ou d'une demande de renouvellement du soutien exprimé directement par les électeurs quelques jours plus tôt. Mais cette demande est canalisée par une autre plus précise plus concrète, celle des moyens parlementaires de mener à bien la politique approuvée en termes généraux.

 

            D'ailleurs, chacune des dissolutions s'est soldé par un accroissement du parti du Président. Quarante sièges en 1962, cent en 1968, cent soixante en 1981 et enfin soixante en 1988 [37] . Comme le remarque Jean Massot : " La dissolution est ainsi devenue en France ce qu'elle est depuis longtemps dans les autres régimes parlementaires : une arme tactique permettant à l'exécutif de provoquer les élections au moment le plus favorable pour lui." [38]

 

2.                  ... A une dissolution-tactique

 

            La dissolution du 21 avril dernier entre pleinement dans cette catégorie. Cela signifie que le soutien apporté par la dissolution ou escompté par elle, ne se traduit  pas seulement par une adhésion à une politique. En bref le soutien ne porte pas seulement sur un contenu, il porte aussi sur la durée et le calendrier, toutes choses qui permettent de mener à bien une politique. En d'autres termes " dissoudre l'Assemblée, c'est tenter de maîtriser le temps et l'espace politiques : le temps, en modifiant à son profit les conditions de la "bataille de l'agenda" ; l'espace en tentant d'imposer...un clivage politique." [39]

 

            Ces deux aspects sont présents dans les deux interventions du Président de la République et sont même martelés par lui : il faut redonner la parole à notre peuple, afin qu'il se prononce clairement sur l'ampleur et le rythme des changements ... nous avons besoin d'une majorité ressourcée et disposant du temps nécessaire à l'action " [40] ou encore "j'ai besoin de votre soutien pour poursuivre l'ouvrage engagé ensemble et qui ne peut porter ses fruits que dans la durée" [41]

                       

            L'élément temps est en effet celui qui curieusement devrait apparaître immédiatement dans une dissolution. Puisque sous la Ve République, on peut dire que toutes les élections législatives permettent au Président de la République de solliciter le soutien du peuple. Un soutien direct, mais aussi et surtout indirect. Lorsque ces élections sont provoquées par la dissolution, c'est à dire par une décision discrétionnaire du Président, il va de soi que cet acte de volonté, ne s'explique qu'en raison d'événements précis l'imposant, et c'est alors la dissolution-résolution des crises, ou par la nécessité  de maîtriser le temps, en imposant un calendrier nouveau et c'est la dissolution-tactique. Dissoudre c'est choisir une date non prévue pour les élections législatives.

           

            C'est ce type de dissolution que pratiquent  les anglais, depuis que le caractère majoritaire du régime parlementaire rend impensable les conflits entre le Gouvernement et la Chambre des Communes et permet en même temps au Premier Ministre d'être sinon élu, du moins de voir son choix ratifié par le peuple, dans le but d'accomplir un nouveau mandat. C'est la règle de la démocratie gouvernante fondée sur le pouvoir majoritaire. [42] Or en France sous la Ve, le pouvoir majoritaire a les mêmes effets. Mais en France, il y a non seulement un Premier ministre mais aussi un Président de la République et donc deux élections qui contribuent à l'attribution du pouvoir. Toutefois ces  élections sont déconnectées. Il y a donc en France une arythmie électorale [43] . Pour  en effacer les conséquences la dissolution peut être utilisée, elle devient alors tactique.

 

            Depuis 1981, durant les deux septennats de François Mitterrand, se succèdent  en effet "quinquennats présidentialistes" (et) "duennats gouvernementalistes" [44] . C'est pour éviter  cette formule qu'aujourd'hui le Président de la République dissout l'Assemblée nationale. "Jacques Chirac reprend l'analyse arithmétique de François Mitterrand, mais à l'envers 7 = 2 + 5 ". [45] En d'autres termes, la dissolution doit permettre au Président de maintenir à l'Assemblée, une majorité qui le soutient. Ce qui de tout temps était le cas, mais qui, certes, était moins visible, puisqu'en polarisant l'analyse sur l'existence ou non d'une crise à résoudre, ou en posant le problème en termes de simple soutien sans incorporer dans le raisonnement une dimension temporelle, on élude l'aspect tactique.     

            On le voit, la dernière dissolution, n'est pas fondamentalement nouvelle. Elle s'inscrit dans la continuité des quatre précédentes. Simplement on constate que son caractère présidentiel s'affirme de plus en plus. Curieusement, cette dissolution dans la mesure où elle n'a pas atteint les buts recherchés par son auteur, débouche sur une cohabitation, c'est à dire sur un fonctionnement de la Ve sur un mode plus parlementaire. Cependant, dans ce cadre, la dissolution gardera son caractère présidentiel : c'est l'arme qui  permettrait éventuellement au Président de la République de mettre fin à la cohabitation.

 

                                                                       Raymond FERRETTI

                                                                       Maître de conférence à l'Université de Metz

 



[1] [1] Dissolutions des 9 octobre 1962, 30 mai 1968, 22 mai 1981, 14 mai 1988

[2] Article 12 de la  Constitution du 4 octobre 1958 :

                Le Président de la République peut, après consultation du Premier ministre et des présidents des assemblées, prononcer la dissolution de l'Assemblée nationale.

                Les élections générales ont lieu vingt jours au moins et quarante jours au plus tard après la dissolution.

                L'Assemblée nationale se réunit de plein droit le deuxième jeudi qui suit son élection. Si cette réunion a lieu en dehors de la période prévue pour la session ordinaire, une session est ouverte de droit pour une durée de quinze jours.

                Il ne peut être procédé à une nouvelle dissolution dans l'année qui suit ces élections.

[3] Articles 50 et 42 des Chartes du 4 juin 1814 et du 14 aout 1830 :

                Le Roi convoque chaque année les deux chambres ; il les proroge, et peut dissoudre celle des députés ; mais dans ce cas, il doit en convoquer une nouvelle dans un délai de trois mois.

[4] Article 5 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 :

                Le Président de la République peut, sur l'avis conforme du Sénat, dissoudre la Chambre des députés avait l'expiration légale de son mandat.

                En ce cas, les collèges électoraux sont convoqués pour de nouvelles élections dans un délai de trois mois.

[5] Article 51 de la Constitution du 27 octobre 1946 :

                Si au cours d'une même période de dix-huit mois, deux crises ministérielles surviennent dans les conditions prévues aux articles 49 et 50, la dissolution de l'Assemblée nationale pourra être décidée en Conseil des ministres, après avis du président de l'Assemblée. La dissolution sera prononcée, conformément à cette décision, par le Président de la République.

                Les dispositions de l'alinéa précédent ne sont applicables qu'à l'expiration des dix-huit premiers mois de la législature.

[6] Georges Burdeau Droit constitutionnel et institutions politiques LGDJ 1972 p 598

[7] L'article 20 de la  Constitution prévoit que le Gouvernement est responsable devant le Parlement.

[8] Idem p.147

[9] Idem

[10] Pierre Avril  in F. Luchaire et G. Conac La Constitution de la république française Economica 1987 2° . p509

[11] Idem

[12] Idem

[13] Voir Burdeau op cit p. 148

[14] Cité par Burdeau op cit p 148

[15] P. Avril op cit.

[16] Voir Jean-Louis. Debré La Constitution de la Ve République. P.U.F. 1975 p. 45

[17] Voir Constance Grewe et Hélène Ruiz Fabri Droits constitutionnels européens P.U.F. 1995 p.548

[18] Geoges Vedel L'instabilité gouvernementale Revue Banque et Bourse mai 1956 pp 4-19

[19] Didier MAUS La  Constitution jugée par sa pratique in O. DUHAMEL et J.-L. PARODI La Constitution de la  cinquième République pp.295-329 Cf p.301

[20] BURDEAU op. cit. p.599

[21] Philippe ARDANT L'article 5 et la fonction présidentielle  POUVOIRS n° 41 1987

[22] Idem

[23] Guy CARCASSONNE La  Constitution Seuil 1996 p.52

[24] René CAPITANT Ecrits constitutionnels Edition du CNRS 1982 p. 418

[25] Idem p.420

[26] Bernard BRANCHET Contribution à l'étude de la Constitution de 1958. Le contreseing et le régime politique de la Ve République. LGDJ 1996

[27] Texte de la motion de censure déposée le 2octobre 1962

[28] Idem

[29] Dissolution du 22 mai 1981 et dissolution du 14 mai 1988

[30] Communiqué publié par J. Chaban-Delmas le 22 mai 1981 in Didier MAUS  Pratique institutionnelle de la Ve République NED n° 4963 p. 82

[31] Communiqué publié par J. Chaban-Delmas le 14 mai 1988. Idem p.84

[32] Jean Gicquel Droit constitutionnel et institutions politiques Montchrestien 1993 p. 597

[33] Dissolution du 21 avril 1997

[34] Cité par Jacques Chapsal La vie politique sous la Ve République P.U.F. 1981 p.253

[35] Dimitri Georges LAVROFF Le système politique français Dalloz 1 991 P.309

[36] Cf  Pierre AVRIL La Ve République. Histoire politique et constitutionnelle. P.U.F. 1987

[37] Cf Jean  MASSOT Chef de l'Etat et chef du Gouvernement. Dyarchie et hiérarchie NED n°4983 p.97.

[38] Idem

[39] Paul BACOT Ce que dissoudre veut dire Le Monde du 28 Avril 1997

[40] Intervention télévisée du Président de la République du 21 avril 1997

[41] Intervention du Président de la République parue dans la presse régionale le 7Avril 1997

[42] Cf  Olivier DUHAMEL Les démocraties Seuil 1993 p.324

[43] Idem  p. 161

[44] Idem p. 162

[45] Georges Vedel 7, 5+2, 2+5... Le Monde du 23 avril 1997


  [LRS1]